Pêle-mêle

La fille du train

La fille du train surligne frénétiquement les passages des articles buisness et management, pour s’épanouir dans son job.

Portable sur la tablette qui sonne et vibre en assauts frénétiques, pendant que le train roule, elle optimise en pensée son emploi du temps à partir de neuf heures, lancer le café avant d’aller aux toilettes, préparer maintenant la clé, la mettre dans sa poche, plus rapide à sortir une fois devant la porte et puis badger à l’heure, en avance si possible, se montrer impliquée.

C’est vrai qu’elle rêve des fêtes qu’elle organise et qu’elle a pensé dans son lit la veille aux arguments qu’il faut pour vendre sa prestation, qu’elle ne sort jamais sans son agenda, stylo quatre couleurs, trois livres dans son sac qu’elle doit lire pour demain.

Elle rêve surtout en accéléré, elle ne se souvient plus de tout ce qui s’est passé. Elle rêve juste qu’elle a réussi, qu’elle a mangé une chimère, promesse de réalisation absolue, de bonheur, il paraît, comme si tout déferlait : sa carrière. Elle donne tout ce qu’elle a, elle obtiendra un jour et ruissellera sur elle une lumière d’on ne sait où – elle ne se demande pas – qui la lavera de ses plaies non pansées, de ses peines, des repas oubliés sur le bord du bureau pour finir un dossier.

Les portes du wagon s’ouvrent et se ferment dans le bruit d’habitude. Une femme lentement cherche son regard, la fille du train relève la tête, se trouve désarçonnée. Une poubelle à la main, la jeune femme lui offre l’expression radieuse de celle qui aime les gens pour ce qu’ils sont et pas pour ce qu’ils font.

Les jobs de la sobriété et le nouveau pari gagnant se retrouvent à présent mouchetés de pavés bleu turquoise. La fille du train replace le capuchon du feutre, le clic est avalé par le grand bruit-vitesse des roues sur les rails.

Elle ferme la revue, ouvre le sachet gris d’un brownie qu’elle avait dans sa poche depuis quelques semaines.

Le goût du chocolat. Elle a le temps de sentir qu’il y a des pépites à l’intérieur, voudrait prendre, pour une fois, un lait cacaoté plutôt qu’un grand café. Le wagon-bar est juste à côté du sien, elle se disait, trop loin.

Attablée engourdie par la chaleur du lait réhydaté, sac de travail fermé, elle se laisse bercer par le roulement du train. Elle a peur d’arriver.

Lui pèsent sur le ventre son métier passion, l’envie de bien faire à en payer le prix avec sa propre carte visa. L’effraient le prochain coup de fil, et le suivant, et l’autre encore qui l’interrompent lorsqu’elle tente de rédiger des articles, ceux même qui l’enthousiasment. Elle devient une rabat-joie dont elle se force à ravaler l’élan, se force à accueillir alors qu’elle est tendue au milieu des trombones, des deadlines, des commandes, des papiers empilés sur le bord de la table.
Un petit café ? elle se pousse à proposer, avec le sourire.
Alors qu’elle a déclaré fini pour aujourd’hui, elle va ressasser la liste des prestataires, vérifier ses trajets sur sncf connect à minuit et quart ou peut-être plus tard, chercher l’inspiration. Pas de temps pour l’ennui ça bouffe toutes ses idées, étouffées, avortées, et quand elle en recherche sous l’ordre du patron, elle a mis dans son crâne tellement de cortisol que plus rien n’a poussé.

C’est vrai, le patron, les collègues, elle les a insultés, un peu. Les assemblées, les ministres et puis le président. Et puis la société. Elle a craché juron sur l’incompétence, le capitalisme, l’individualisme et la vie personnelle, le manque d’implication, la sacrée vie de famille, les canards en plastique et les couverts jetables, et ce dont on se fout.
Ballotée dans les trains en accès VIP, entre la première et la seconde classe, elle ne sait plus vraiment. Il lui vient à l’idée de s’asseoir par terre et de se laisser choir. Elle attend une idée. Sa sacoche fermée, elle met, terreau en tête, cette fois le temps qu’il faut pour regarder germer. Et cela prend son temps, c’est un ordre des choses.

C’est à Thierry qu’elle pense. Ils ont pris le café, l’autre jour. Elle se mordait la peau autour des doigts en lui tournant le dos. Elle faisait une pause, il lui a proposé. Pendant qu’elle s’énervait sur son téléphone pro, il a fait attention, il a dit simplement et les amours ça va. C’était pas une question. Elle a hoché la tête. Et les amis aussi. C’est le plus important. Il a proposé la semaine suivante de l’inviter au restaurant, il serait sûr au moins qu’elle prendrait le temps de manger, que ça lui ferait du bien. Ils ont parlé de leurs loisirs et de leur quotidien. Il avait beaucoup plus de choses à dire qu’elle. Et puis :

Si tu ne peux pas plus, alors tu ne fais pas plus. Ca marchera pour toi et toi tu fais plaisir à ceux pour qui tu fais ton travail.

Alors tu fais pas plus.

Il a payé le restau, ça lui faisait plaisir. Elle, ça faisait des semaines qu’elle n’avait pas mangé de frites, qu’elle n’avait pas mangé, assise à table en une heure et demie.

Elle descend gare de N, elle laisse dans le train sa colère et la mine grise du réveil. Et la journée commence, et si elle essayait ?

Elle traverse le hall et rejoint son bureau, elle prend le temps qu’il faut. Elle lance le café, le regarde couler.

Elle rêve, pendant ce temps, des fêtes qu’elle organise, de la prochaine en l’occurrence. Des couleurs commencent à sortir du terreau.

Life of pix

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