Des histoires de vrai

Des histoires de vrai – A nos rivières, une traversée

Le récit remanié de souvenirs d’évènements devient une nouvelle expérience. Il prend vie dans le cadre d’une mise en scène narrative qui n’a pas besoin de dire la réalité pour dire vrai.

J’ajouterai d’ailleurs, qu’en s’écartant du souci de l’exactitude des faits, en s’attachant au sensible, la narration libre d’aller où elle veut, saura aller au-delà d’un réel « objectif » et permettra peut-être de partager ce qu’il n’est possible de partager d’aucune autre façon.

Photographie de Donald Tong

En longeant la vitre de l’Aquarium, je me vois passer dedans. Mon reflet disparait derrière un gros requin. L’eau enfermée derrière le verre stagne, ses ondulations longues ressemblent à des bâillements.

Je m’assois pour écrire, seule sur les marches, en face du port. J’écris j’invente un aquarium bien rempli qui serait à l’intérieur de moi. Le verre épouserait les parois de mon corps. Parfois ça déborde et ça me surprend. Je n’invente pas complètement. Je sais que j’ai érigé des vitres pour enfermer quelque part ce qui peut inonder les autres et pour les préserver.

Un homme à vélo s’arrête pour demander c’est 20h30 ou c’est 20h ? Il y a bien quelque chose ici à 20h30 ?Je crois que c’est vingt heures.

Quelque chose, c’est une déambulation de femmes, en fait. Je me demande si elles vont longer le port ou se jeter dedans. Chiche … L’homme repart à côté de son vélo.

Le public arrive ! Je me retourne pour vérifier. Une dame habillée en marron de bas en haut jusqu’au chapeau me demande c’est bien ici la représentation ? Oui. Vous faites partie des artistes ? Je souris. Pas cette fois.

Je lève mon stylo, l’inspiration gênée par les interruptions. Je m’imagine travailler dans un joli bureau où je serais payée pour écrire des articles. Pas n’importe lesquels. Des récits ou des textes en lien avec l’art ou la philosophie, et quelques poèmes sans doute. Le papier prendrait l’odeur du café, mes collègues parleraient de figures de styles et rien n’aurait plus d’importance que cela.

De toute façon, ici, dès qu’il y a un lieu un peu sympa et atypique, il ferme. Tout est fait pour les touristes et il faut que ce soit … propre. La femme dit propre en agitant les doigts mais ça ne ressemble pas trop à des guillemets. Elle dit propre au sens Pas de vagues dans l’aquarium.

J’étais en Suède, à Stockolm.

C’est difficile parce qu’on nous a appris d’autres façons de vivre.

Moins parler. Juste écouter.

On peut pas faire contre les gens, ça demande de la pédagogie.

Un son de tambour nous appelle à approcher du quai. Un petit groupe de femmes y répète un mantra et une chorégraphie juste au-dessus de l’eau.

Lorsque nous comprenons, nous devenons spectateurs. Les femmes enveloppées dans des draps bariolés ont ouvert un passage.

Une moto vrombit et ça clame, Je te retrouve là-bas dans cinq minutes. Il parle fort, un couple rit, le clocher sonne, recouvrent les paroles des femmes qui dansent. Je me demande si je m’en souviendrai.

Les femmes se mettent en marche, nous rejoignent, parlent sans qu’on ne sache qui. Elles ouvrent chacune leur sac, distribuent des trésors. Je ne vois pas tout de suite. L’une d’elle m’en donne un, le trésors c’est une pierre, murmure suivez-moi avant de s’écarter vers la place en criant son prénom à tue-tête.

Les spectateurs s’écartent. Certains, comme moi, suivent Emie qui a distribué des cailloux. Son corps est couvert de tatouages. Je cherche souvent son regard. C’est ça que je veux voir. Elle se cache dans son drap, sort la tête, puis nous parle du caillou. Elle dit qu’on va le laisser, quand on sera prêt. Qu’il représente quelque chose de très lourd et qui nous fait beaucoup de mal. Qu’on peut le laisser. Qu’on doit le laisser par terre.
J’attends d’être presque la dernière, même si ce sera plus difficile parce qu’alors on me regardera. Je pense à ne pas le faire, à le garder, le glisser dans ma poche. Pour toujours. Tu le sais, ce n’est pas comme ça qu’on fait. Tu sais comme on est bien quand on a dit au revoir, après.
J’ouvre ma main. J’ai envie de le mettre près d’Emie pour qu’elle veille dessus encore un peu. Mais même elle s’en ira. Je m’avance et le pose à ses pieds. J’entends quelqu’un du public dire quelle délicatesse. Et puis Emie part retrouver les autres femmes, elles aussi portent à présent leur drap dans leurs bras.

Je suis le mouvement, je pense à mon caillou que j’ai appelée Haineux et qui est resté sur la place de pierres blanches où j’étais tout à l’heure. Je suis triste pour lui, pour lui sans moi. Parfois je m’ennuie, j’ai du mal à suivre en pensant au caillou. Il n’y a plus de spectacle, c’est en fait devenu quelque chose, comme le disait l’homme avec le vélo, au début, que j’ai perdu de vue depuis.

C’est étrangement désagréable quand tout le monde applaudit. Je reste en retrait, contrariée, interrompue par le réel qui doit revenir. Je dis bonjour aux personnes que je connais.
Je rebrousse vite chemin, remonte le quai, mes doigts se glissent dans mon sac pour attraper mes clés. Je glisse sur la couverture mon carnet fleuri. Je pense à ce que j’ai écrit avant, sur les marches, quand je ne savais pas ce que c’était A nos rivières.

Beaucoup de personnes ne le sauront jamais, et j’ai envie d’imaginer toutes les choses qui existent et que je ne rencontrerai pas. C’est sans doute pour ça, entre autres, que nous avons tant à nous dire et toujours des raisons de nous rejoindre.

Photographie de Lucas Dross

Je démarre la voiture. Je me sens maintenant descendre la rivière. Il y aura des tumultes, dit une pensée craintive. J’imagine mon aquarium, celui dans mon ventre, qui déborde souvent. Les parois sont glissantes. Les sensations intactes et flux de la rivière, déjà s’en sont allées.

Quand je réalise que ce que j’ai vécu m’échappe déjà un peu, la voiture secoue l’aquarium intérieur, je sens monter le goût salé des larmes. Je m’accroche quelque part à l’intérieur de moi, où je peux me sentir à l’abri des récifs.

Heureusement aussi, il y a des endroits où je peux me trouver en toute sécurité. J’y suis déjà allée, et plus je rends visite, plus je sais y retourner. Je sais être à l’abri.
Et quand le temps s’apaise je continue ma route.

***

A nos rivières est un moment, une histoire de vrai qui laissera des souvenirs de sensations, et des bribes oubliées dans la rue, le long du chemin. Et il pleuvra dessus. Nous étions là, et nous l’avons vécu.

Pour en savoir plus sur la performance « A nos rivières » de la compagnie Malaxe.

2 commentaires

  • Jager

    Bonjour Marion, ton texte me touche beaucoup, il arrive à atteindre des sentiments en moi que j’ai verrouillé depuis quelques années. il est doux et se lit facilement , je pense au court d’eau que j’ai descendu la semaine dernière dans le marré poitevin, ou le sentiment de paix t’enveloppe dès que la barque quitte la berge … merci Brigitte

    • Marion Toussaint

      Brigitte,
      Je suis ravie que tu aies pu voir émerger ces ressentis grâce à la lecture de ce texte.
      Je m’imagine le long du cours d’eau, avec la barque dont tu parles. Ca devait être un très beau décor !
      Merci

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