
Les ateliers artistiques : un premier pas vers une autre manière de penser le monde
Dans un monde saturé d’objets standardisés et de pratiques utilitaristes, les ateliers créatifs peuvent être plus qu’un simple loisir ou moment de détente : ils sont une porte d’entrée vers une autre manière d’habiter le monde.
Je donne des ateliers d’expression artistique depuis 2018. Mon entreprise L’atelier de Louve travaille consiste à observer ce que l’art peut transformer dans notre société, et de quelle façon. Je conçois et j’anime des ateliers de différentes pratiques artistiques (d’écriture, de création, de mise en scène …). Mon atelier est un lieu d’exploration et de transformation, je le vois comme un laboratoire de pratique et de réflexion.
Je perçois que beaucoup de personnes hésitent à en pousser la porte, pensant que cet endroit n’est pas pour eux. De nombreuses résistances comme le fait de penser ne pas être doué pour les activités artistiques, la crainte du regard et du jugement, ou celle de l’inconnu empêchent régulièrement de découvrir cet univers. J’ai déjà mis en place la pratique du prix libre [tous les ateliers se déroulant dans mon ateliers personnel sont proposés à prix libre] et cela apporte déjà beaucoup, je pourrai vous en parler davantage dans un prochain article.
Je continue mes recherches, en et hors les murs, en concevant d’autres types d’ateliers ou des soirées karaoké ou dansantes. Je perçois au fil de mes rencontres les marches à monter à son rythme pour commencer à arpenter le vaste univers des activités artistiques et pour qui des activités ouvrant un grand champ des possibles semblent un peu trop aventureux dans un premier temps. Commencer par créer en partant de l’envie de produire un objet utile, en étant rassuré par la projection d’un résultat ou d’une consigne claire peuvent être également de bonnes manières de commencer.
Créer pour faire ou bien pour être ?
La culture dominante valorise l’efficacité, le rendement, le résultat visible. Ce paradigme rend les ateliers “non productifs” plus difficiles à proposer. Cependant, le souhait d’obtenir un résultat peut-être une bonne première raison de commencer et de découvrir si l’on aime créer.
C’est une motivation légitime que d’avoir l’envie de se servir d’un objet suite à sa confection : exposer chez soi un joli vase réalisé soi-même, un bol en céramique peint à la main ou porter un vêtement cousu-main peut-être simplement satisfaisant comme le fait de servir une tarte aux abricots que l’on a préparée pour ses invités. L’objet aura une marque d’artisanat certaine ce qui lui confèrera chez vous toute sa valeur affective et sa confection est aussi l’occasion de maîtriser la provenance des matériaux propres à sa réalisation.
Par ailleurs, la promesse d’un produit fini comprenant un mode d’emploi et des étapes simples (bijou, bougie, tableau, poterie) rassure. Cela renforce l’accessibilité : on comprend ce qu’on vient faire, on peut en parler concrètement, on sait ce qu’on va ramener chez soi.
Si tout cela donne envie d’entrer dans l’univers artistique, les raisons sont tout à fait valables. Mais ce qui se joue en réalité est beaucoup plus profond que cela. Dès le début de la pratique peut se produire un déplacement du regard issu de cette première expérience de création personnelle.
Créer n’est pas toujours l’idée de “faire quelque chose” qui sera utile ou même, qui sera fini. C’est aussi se laisser traverser par un geste, explorer un rapport à la matière, la corrélation entre un agencement et une réflexion, se laisser être soi-même un instant en train de créer. Il s’agit d’une distinction ancienne mais toujours pertinente entre poiesis et praxis.
- Poiesis désigne l’acte de produire quelque chose : c’est la fabrication, la création d’un objet extérieur à soi, par exemple façonner une table, écrire un poème ou peindre un tableau. Le but est extérieur à l’acte : on fait pour obtenir un résultat fini, un objet.
- Praxis au contraire, désigne l’action en tant qu’elle est un acte en soi. On peut faire les mêmes actions mais le but est intérieur à l’acte : on agit l’action elle-même et ce qu’elle nous fait vivre.
C’est très fécond car on déplace son rapport à l’utile : ce qui compte est plutôt le fait de vivre que le fait d’avoir. A condition que l’on ne retombe pas dans la considération marketing de la praxis qui veut que l’on consomme de l’expérience : de nouveaux voyage nous propose de vivre des activités comme des cases à cocher, le mot expérience est suremployé car l’expérience est devenu le produit. Ce qui importe n’est pas de l’accumuler, ce qui équivaut à revenir à la même dimension que la poiesis, mais la forme d’agir que l’on est amené à vivre. En cela, ouvrir les portes de la création peut être un acte poétique et politique qui nous amène à contracter une rencontre sensible avec le monde.
L’engagement poétique comme façon d’être au monde
Toucher les matériaux, les combiner, rater, recommencer… c’est retrouver un langage premier avec le monde ainsi qu’un état d’esprit. Dans ce dialogue non-verbal et organique, on retrouve la fluidité de pouvoir explorer librement sans que l’essai soit relié au champ lexical de l’erreur et nous fasse rapidement tomber dans la peur du jugement.
Le but est pour moi de proposer des expériences plurielles, des façons d’arpenter complémentaires. On cherche, en étant certain que l’on ne trouvera jamais. L’art et la philosophie vont pour moi dans le même sens : on recherche en combinant des éléments, on les retire, on les déplace, on les ajoute ou on les superpose. A la fin, chaque création est différente et nous apportent des manières de percevoir la réalité de multiples façons.
Dans la création, la matière devient un langage propre à la dimension artistique dans laquelle on se trouve. La peinture coule, une perle roule, une branche casse, la ficelle fait un noeud. La résine sèche trop vite, on tourne la page alors que la colle n’était pas tout à fait sèche. On trouve un élément que l’on n’avait pas encore remarqué et le tracé à la craie d’un participant à côté nous donne l’idée de relier nos images comme on ne l’avait pas pensé. La création échappe au contrôle et s’enrichir de la rencontre. Elle nous amène, sans trop de risque, à essayer d’aller vers de nouveaux chemins, non pas comme une concession, mais comme une ouverture à l’imprévu, au mouvement, au vivant et à d’autres parts de soi.
Habiter le monde autrement, par l’art, pas à pas
La dimension artistique est une dimension dans laquelle on peut habiter et se rencontrer soi-même et mutuellement à de nombreux moments de notre vie. Elle peut contenir une part de notre identité. Lorsque l’on crée, on modifie notre manière de regarder, de penser, d’être présent et également notre intention. Cette manière d’incarner un moment et de projeter ses actions nous permet un apprentissage spécifique de la nuance, de l’observation, de la lenteur et de penser nos gestes dans le monde sans brutalité inutile ou absurde, sans standardisation ou effet de mode, avec application et attention.
L’art est nécessaire pour habiter le monde autrement, le penser, le pratiquer, renouer avec une raison d’être et reprendre ses décisions quant au monde que nous désirons. C’est aussi une façon d’être soi autrement, autre part et de s’en inspirer dans les autres domaines de notre vie. L’atelier de création ou d’expression artistique peut être un rituel discret vers une pratique régulière qui nous permet de développer une aisance à parcourir le milieu artistique et d’adopter plus souvent son regard.
Ce que les ateliers changent, en silence
Les ateliers artistiques ne sont pas des fins en soi, mais des portes modestes vers une autre manière d’être vivant. Ils offrent à chacun, sans formation préalable, une expérience de liberté, de joie et d’imperfection et surtout des expériences plurielles et d’altérité.
C’est peut-être cela, le plus politique aujourd’hui : ouvrir des lieux et des temps où l’imagination devient une pratique quotidienne, une manière de résister, de rêver, de semer. Réaccorder une place aux loisirs, aux actes faits avec soin, amour, passion et pour le plaisir, à la contemplation, à la philosophie, aux moments libres et aux moments gratuits.
Ce que l’on fabrique compte. Mais ce que cela transforme en nous et dans une société au fur et à mesure d’années comptera bien plus encore.
