Journal de Louve #39 Si « tu » n’est plus matière
Si tu n’est plus matière, il devient un trésor et devient infini. Il court à se nicher au creux de ma poitrine, au profond de ma vie. Il sait se faufiler dans mes poils hérissés.
Tu est bien plus duveteux que les mots imprimés sur papier blanc ou crème, a des cheveux qui ondoient crépuscule quand des lettres se figent, le pelage d’un caneton, je sais que ça vaut plus. J’aime mettre mes doigts dedans, caresser son museau du bout de mon nez. Tu m’a donné l’élan. A son contact je redeviens dense ou je redeviens danse.
Tu m’a longtemps aidée à vivre-écrire, sans que l’un, de l’autre, ne soit dissocié. Maintenant il y a les mots pour dire la vie, pour dire que tu est beau, est belle, que tu me plait et que lorsque je ris de son visage qui dort, je trouve comment être un peu plus incarnée.
Je sais que vivre-écrire consistait à garder, comme dans des petites fioles, tout ce qui disparaît. Ca décolore aussi. Je ne m’en empêchais pas, c’était si malgré moi.
Un jour je ne me rappellerai plus de sa voix sans me concentrer, de la sensation subtile d’apposer mes mains autour de ses flancs frêles. J’oublierai son odeur mais je me souviendrai que quand je l’ai humée, j’étais transie d’amour pour un être, une fois, une rencontre. Je n’oublierai rien de nos aventures qui frissonnent sous ma peau lorsque le vent m’apportera des bribes ravivées. Et quand tu n’habitera plus dans la petite maison, tu m’apportera encore par delà des heureux imprévus.
Nous serons autrement dans la petite maison. Le même monde dans une interprétation aux couleurs chatoyantes, j’apprends à les garder plus vives et je garde le cap.
Tu va laisser beaucoup de place et je n’en voulais pas. A moi de faire magie, de trouver dans les mots que je connais si bien ce qu’il faut conserver pour transformer matière. Tu va laisser beaucoup de place et tu sera là pour moi, pour me rappeler que d’autres choses surprises.
Tu me prendras contre toi, entourée pour la vie continue … Tu est toujours parmi le monde, une onde d’histoire, un débordement de joie. J’y veille car maintenant, j’écris et puis je vis l’un distinct de l’autre. Je le disais l’autre jour à un ami de passage, le monde s’observe et c’est déjà beaucoup.
Les bras qui m’entourent. L’heure de dîner dans l’enthousiasme. Le caractère trempé de volonté. Les petits yeux qui se déplient de la sieste sous les vêtements froissés. Les périples et les dialogues entre les êtres. La persévérance à se hisser toujours. Noir, et les yeux grands ouverts sur le monde le matin, prêts à l’avaler rond. J’ai les mêmes.
Tu n’est plus matière.
Tu n’est plus matière à écrire, uniquement.
Tu est l’essence même de la vie qui s’exprime et circule entre nous.
à Kota, Pixel et Paillette
Images : Kübra Üç, Alina Vilchenko, Ima Miroshnichenko et Hilal Bülbül