
Des histoires de vrai #1 – A nos rivières, une traversée
Le récit remanié de souvenirs d’évènements devient une nouvelle expérience. Il prend vie dans le cadre d’une mise en scène narrative qui n’a pas besoin de dire la réalité pour dire vrai.
J’ajouterai d’ailleurs, qu’en s’écartant du souci de l’exactitude des faits, en s’attachant au sensible, la narration libre d’aller où elle veut, saura aller au-delà d’un réel « objectif » et permettra peut-être de partager ce qu’il n’est possible de partager d’aucune autre façon.

En longeant la vitre de l’Aquarium de la Rochelle, je me vois passer, disparaissant derrière l’image d’un gros requin. L’eau enfermée derrière le verre stagne, ses légères ondulations ressemblent à des bâillements. Le soleil lui donne des reflets gris et verts. Je prends une grande respiration, contente d’être de l’autre côté.
Je m’assois. Une heure avant la représentation, je suis seule sur les marches en face du port. J’imagine que nous avons sans doute un aquarium à l’intérieur de nous. Là où émergent nos couleurs sourdes, celles que l’on ressent avant même de les voir et qui font des vagues. On construit surement des vitres autour pour les enfermer quelque part.
Il est 19h28 quand je vois des femmes s’installer sur les marches avec un livre ou rien dans les mains. Un homme à vélo s’arrête pour demander c’est 20h30 ou c’est 20h ? Il y a bien quelque chose ici à 20h30 ? La dame sans rien dans les mains répond Je crois que c’est vingt heures.
Quelque chose, c’est une déambulation de femmes, en fait. Je me demande si elles vont longer le port ou se jeter dedans. Chiche … L’homme repart à côté de son vélo, à la recherche d’un robinet.
Le public arrive ! Je me retourne pour vérifier. Il y a des rires. Une dame habillée en marron de bas en haut jusqu’au chapeau me demande c’est bien ici la représentation ? Oui. Vous faites partie des artistes ? Je souris. Pas cette fois.
Les yeux se promenant sur le port, je m’imagine travailler tranquillement dans un lieu convivial où je serais payée pour écrire des articles. Pas n’importe lesquels. Des récits ou des textes en lien avec l’art ou la philosophie, et quelques poèmes sans doute … Avec un café dans une jolie tasse rose poudrée, une odeur de papier, des collègues agréables à vivre. Nous pourrions échanger à propos de démarches artistiques, enregistrer quelques podcasts ou interviews, organiser des évènements.
De toute façon, ici, dès qu’il y a un lieu un peu sympa et atypique, il ferme. Tout est fait pour les touristes et il faut que ce soit … propre. Elle dit propre en agitant les doigts mais ça ne ressemble pas trop à des guillemets. Elle dit propre au sens Pas de vagues dans l’aquarium.
C’est la femme avec l’homme au vélo qui est revenu. Lui, parle nasillard de Rosalie, une association qui reprend le café de Laleu et du bal de l’été, au marché. Il parle ensuite de mettre des idées sur des petits bouts de papier pour échanger de manière vraiment démocratique et de la transmission de pensée. En montant son vélo en haut des marches, il plaisante sur le fait que c’est regrettable que ça ne fonctionne pas.
On transmet et on reçoit en permanence. Quand on écoute.
J’étais en Suède, à Stockolm.
Les mâts de La Rochelle se dressent et nous amènent à regarder le ciel.
C’est difficile parce qu’on nous a appris d’autres façons de vivre.
Moins parler. Juste écouter.
On peut pas faire contre les gens, ça demande de la pédagogie.
Ecouter en regardant les mats, sans regarder les gens. Se rapprocher de soi.
Photographie d’Egor Kamelev Photographie de David Selbert
Un tambour en rythme régulier sonne le moment de s’avancer. Un petit groupe de femmes sur le quai présente une chorégraphie de mots et de mouvements répétitifs. Un mantra au-dessus de l’eau. Les habitants et les touristes marchent un peu plus près du quai, parfois sans s’arrêter.
C’est le point de bascule, nous devenons spectateurs. Les femmes enveloppées dans des draps bariolées, par leurs gestuelles et leurs formules ont ouvert un passage. Il suffit de quelques secondes pour effectuer la transformation. La rue devient tout un autre monde où se mêlent le spectacle et le reste. Ce qui n’est pas fait pour être regardé, pourtant, devient objet du décor ou élément signifiant.
Une moto passe, un homme pédale le long du quai Je te retrouve là-bas dans cinq minutes. On n’est pas responsable des gens qui parlent forts, qui rient d’autre chose ou du clocher qui sonne et qui couvre un peu les paroles des femmes qui dansent. Alors on se dit que ça fait partie de la représentation, ça en aura fait partie, à la fin. La mémoire ne gardera qu’une impression globale et diffuse, tous les éléments, du spectacle et hors du spectacle, compilés. Et indistinctement tout ce qui aura eu lieu participera à l’empreinte que le moment laissera à l’intérieur de nous.
Les femmes se mettent en marche, elles nous rejoignent se mêlent à la foule, parlent sans qu’on ne sache qui et distribuent des trésors. Je ne vois pas tout de suite. De quoi s’agit-il ? L’une d’elle m’en donne un, murmure suivez-moi avant de s’écarter vers la place en criant son prénom à tue-tête.
Les spectateurs
s’écartent. Certains, comme moi, suivent Emie. Elle m’a donné un caillou. Nous
la regardons en nous plaçant en cercle autour d’elle tournoyer sur elle-même,
faisant voler le drap qui la couvrait, ou le roulant en boule, ou se cachant
dedans. Parfois elle dit une phrase. Tout cela parle d’elle, de son histoire par
cette composition de gestes, de mots et des silences. Un instant, on entend son
souffle. Son corps est couvert de nombreux tatouages. Je cherche souvent son
regard. C’est ça que je veux voir. Puis, elle nous parle du caillou. Elle dit
qu’on va le laisser, quand on sera prêt. Qu’il représente quelque chose de très
lourd et qui nous fait beaucoup de mal. Qu’on peut le laisser. Quand on est
prêt.
Beaucoup le déposent très vite. J’attends d’être presque la dernière,
consciente aussi que ce sera plus difficile parce qu’alors on me regardera, on
fera attention. Je pense un instant à le garder, le glisser dans ma poche. Pour
toujours. Tu le sais, ce n’est pas comme ça qu’on fait. Tu sais comme on est
bien quand on a dit au revoir, après.
J’ouvre ma main. J’ai envie de le mettre près d’Emie pour qu’elle veille dessus
encore un peu. Je m’avance et le pose à ses pieds. J’entends quelqu’un du
public dire quelle délicatesse. Et puis Emie s’en va, retrouver les
autres femmes, elles aussi portent à présent leur drap dans leurs bras.
Elles nous guident, déambulent, se déplacent en faisant comme si elles restaient immobiles. Chacune dépose son étoffe dans un tissus doré qu’elle ferme en baluchon. Dans les rues de La Rochelle, elles dansent en basket, hissent des drapeaux et parlent de choses importantes sur le fait d’être soi-même. Ou c’est moi qui le comprends comme ça. Je regarde surtout Emie quand elle se couvre de peinture et peint la figure des autres en leur caressant le visage.
Je suis le mouvement,
je pense à mon caillou, au souvenir d’une violence inouïe que j’ai appelée Haineux
et qui est resté sur la place de pierres blanches où j’étais tout à l’heure.
Parfois je m’ennuie, je ris souvent, ou j’ai envie de danser.
Dans la rue, on agit, on réagit. Le fil se tisse entre les femmes et nous. L’intimité
proposée a été saisie. Il n’y a plus de spectacle, c’est en fait devenu quelque
chose, comme le disait l’homme avec le vélo, au début, que j’ai depuis
longtemps perdu de vue.
C’est étrangement
désagréable quand tout le monde applaudit. Je reste en retrait, contrariée de
voir mes sensations interrompues quand je dis bonjour aux personnes que je
connais. Des femmes avec qui je vais performer moi aussi. Elles m’ont manqué.
J’ai envie de faire durer encore un peu ce que je ressens. Je dis que je vais
rentrer chez moi. Ah oui, il y en a qui travaillent demain ! Je me
réjouis à l’avance de samedi, les retrouver. Mes doigts se glissent dans mon
sac, reconnaissent mon carnet quand je saisis les clés de ma voiture. Je pense
à mes mots de 19h28 écrits en rose quand j’attendais sur les marches en dessous
du requin dessiné sur la vitre, et que je ne savais pas ce que c’était A nos
rivières.
Beaucoup de personnes ne le sauront jamais, et sauront tant de choses que j’ignorerai aussi. C’est sans doute pour ça, entre autres, que nous avons tant à nous dire et toujours des raisons de nous rejoindre. Ces expériences continuent à circuler à travers nous, par le souvenir d’elles en nous et que nous incarnons. Il n’y a pas besoin d’être quoi que ce soit de particulier, peut-être puis-je simplement considérer que je suis tout ce que j’ai fait et pensé, consciente ou non, de toutes mes expériences. Comme celle-ci que j’ai choisi d’aller voir ce soir, j’étais impatiente et j’en avais envie.

Je remonte ce qu’il reste de la rue jusqu’à ma voiture. Je la démarre et le moteur vibre comme des remous. Je roule et c’est fluide. Je me sens maintenant descendre la rivière. Il y aura des tumultes, dit une pensée craintive. J’imagine mon aquarium, celui dans mon ventre, qui déborde souvent. Il restera des souvenirs de sensations, mais les sensations intactes, déjà s’en sont allées. Quand l’aquarium secoue et que je sens monter le goût salé des larmes, je m’accroche quelque part à l’intérieur de moi, où je peux me sentir à l’abri des récifs. J’y suis déjà allée, et plus je rends visite, plus je sais y retourner. Où je suis à l’abri.
Et quand le temps s’apaise je continue ma route.
***
A nos rivières est un moment, une histoire de vrai qui laissera des souvenirs de sensations, et des bribes oubliées dans la rue, le long du chemin. Et il pleuvra dessus. Nous étions là, et nous l’avons vécu.
Pour en savoir plus sur la performance « A nos rivières » de la compagnie Malaxe.


2 commentaires
Jager
Bonjour Marion, ton texte me touche beaucoup, il arrive à atteindre des sentiments en moi que j’ai verrouillé depuis quelques années. il est doux et se lit facilement , je pense au court d’eau que j’ai descendu la semaine dernière dans le marré poitevin, ou le sentiment de paix t’enveloppe dès que la barque quitte la berge … merci Brigitte
Marion Toussaint
Brigitte,
Je suis ravie que tu aies pu voir émerger ces ressentis grâce à la lecture de ce texte.
Je m’imagine le long du cours d’eau, avec la barque dont tu parles. Ca devait être un très beau décor !
Merci