Journal de Louve #49 Dans la chambre, en chaussures
Elle dit à la radio l’intelligence artificielle c’est regrettable. L’homme a dessiné tout un livre avec. Il ne savait qu’écrire et ne pouvait pas depuis tout ce temps mettre son histoire en images. En trois semaines il a tout créé et il vend beaucoup son livre. Elle donne les chiffres et dates de parution. Il reçoit aussi beaucoup de commentaires qui l’insultent. Elle ne cite pas d’insultes.
Je ne sais pas ce que j’en pense. D’abord, soulagée de me permettre de ne pas avoir besoin d’en penser quelque chose.
Au fur et à mesure que je roule en voiture, elle continue à raconter l’histoire du sabotage de l’art par Midjourney. Moi aussi, qui ne sais pas dessiner tout ce que je veux, n’aurais-je pas envie de jouer avec les touches pour composer de quoi illustrer mes poèmes ? En fait j’ai déjà trouvé une autre solution, j’ai confié mes mots à quelqu’un qui saura trouver de douces mises en scènes et des traits délicats pour mettre des formes à la manière dont je raconte les saisons. On peut peut-être faire les deux.
J’ai besoin d’ajouter des peut-être. Si je prends la peine de prendre la parole, assise comme ça dans mes bottes sur le bord de mon lit, ça ferait solennel et pompeux de dire à qui ne me voit pas, l’important c’est prendre soin, même si c’est vrai, l’annoncer ça donne un peu l’impression qu’on a réponse à tout.
Prendre soin, en même temps, c’est la réponse à tout.
J’ai mes règles en même temps qe la pleine lune, à chaque fois depuis un moment. Ca révèle un imaginaire que j’aime bien. Celui dans lequel beaucoup de choses inexpliquées sont admises en souriant, sans un sourcil de travers qui tait des railleries. Même les railleries tues, pourtant, diffusent leur goût acerbe.
Je m’amuse aujourd’hui dans un bac avec du sable coloré, je fais des mélanges, je tamise et je prête mes outils. Je rêve qu’avec les autres on construise un château, pour l’instant, même si c’est moi qui décide des opérations, les gens qui jouent avec moi dans le bac à sable ne s’amusent pas et en passant près de moi, ne font pas attention et écrasent mes fondations. Je me lève, je donne à chacun un moule et je leur dis ce qu’il doivent faire, j’explique tout, depuis le début. Je ne demande pas leur avis.
En sortant du bac à sable coloré, je regarde ses cheveux lisses impeccable sur son pull blanc sans l’ombre d’un poil de chat. Je lui dis et ça me fait rire que j’ai gagné les deux, que j’ai été honnête et qu’on a eu quand même eu davantage de goûters. Parce que j’ai demandé. Les gens sont gentils, ça je le sais et je ne lui dis pas. Elle répond qu’au final, à ne pas être honnête, on aurait eu les goûters quand même. C’est le même résultat.
C’est pareil. L’intelligence artificielle et la mort de la culture, c’est pareil. Demander aux gens et leur subtiliser, le résultat est le même.
Quand je rentre dans ma chambre, je garde mes chaussures, pour ne pas quitter ma concentration. Après la femme qui parle de Midjourney, je me souviens qu’un chanteur chantais en anglais que son cœur est cassé. Je ne sais pas pourquoi on fait tant d’histoires pour des maux convenus ou des mots convenus. Un cœur cassé, c’est pas la mer à boire, il y a tellement de personnes qu’on en trouve toujours une à qui le confier, c’est reparti pour un tour. Un cœur, ça vaut la peine de pleurer lorsqu’il est détruit, ça vaut la peine de le raconter quand il vit.
Un de mes chatons gris fait un sort vif à mon attrape-rêves, un autre m’effleure et se met à ronronner, la troisième assise se réjouit comme de ne rien avoir à penser de tout ce que je lui lis. A propos de mes textes, elle ne m’a jamais encore donné son avis. Arrondie devant les curiosités exposées du bureau, elle bouge furtivement le haut de ses oreilles par instants et penche la tête pour que je la caresse. Alors je n’appuie sur les touches que d’une main.
La mort des cultures, c’est peut-être plutôt l’asphyxie des altérités. Tant que l’on aura des manières de créer, de créer vraiment, d’innover, de voir autrement ce qu’on a toujours vu, d’inventer une baleine dans une tasse à café, chanter la langue des loirs, de manière poétique et exploratoire, tant que l’on saura sortir de nos prismes de pensées et s’en amuser, donner des noms aux couleurs qui nous permettent de les goûter, voir ce que l’on écartait comme possible et l’essayer, poncer les habitudes pour ajuster leur forme, les manières sont sûrement bonnes à prendre si elles sont nombreuses.