Journal de Louve #42 Nostalgia
J’ai la nostalgie aiguë, comme une chanson entêtante que je n’ai pas choisie, qui imprègne la chair. Elle me bouscule d’un choc démesurément doux puis m’engourdit en continu. Plus tard, je retrouve au détour d’une pensée, l’impact sur mon humeur, sans savoir d’où ça vient.
J’ai la nostalgie parfois par avance, quand je sais que les chatons vont grandir. Celle aussi de prendre ta main et d’y voir autre chose que lorsqu’elle n’était qu’une main. Effrayée par l’idée de ce qu’elle deviendra.
C’est fascinant, ça se fouille, ce béant inaccessible. Je me perds à chercher à admirer cette chimère qu’il me plaît de renommer refuge. Elle n’est faite que de cendres et de couleurs ternes. Je peins sur des dépouilles quelle que soit l’âme qu’elles aient abritées, je rafistole, rapièce alors que je ne sais coudre, les traits sont grossiers, les membres dépareillés. Je me convaincs que si je regarde seulement à la tombée de la nuit, je n’y verrai que du feu. Je les chéris alors ces poupées montres de souvenirs dépecés et trahis. Je les mets en scène et les contemple en m’imaginant que je possède quelque chose de précieux.
C’est la discipline de ceux qui ont un peu d’imagination, mais pas trop. Qui ne savent pas créer un monde de rien. Qui plagient ceux qui existent déjà, tentent d’en faire quelque chose. Je me prétend alchimiste, par déni, pour dire que je transforme quelque chose en mieux. Bien loin des inventeurs, je suis plutôt marchande de sable qui aveugle pour mieux vous faire croire ce que je veux.
Comme j’ai la nostalgie et que je la connais bien, je la dessine sur les murs de ma chambre pour qu’elle continue de couler dans mes rêves. Par loyauté pour elle, je me suis faite menteuse. Le secret est d’abord de se bercer soi-même, l’illusion jaillira.
Evidemment, quitter ma maison même si elle n’est plus que ruines et courants d’air, c’est une audace que je ne me sens pas à même de saisir. C’est en faisant semblant que l’on commence, je l’avais déjà dit.
Je mets tout dans un sac, tout ce que je n’emporte pas : l’enfant abandonnée, les rouages superflus de mon esprit bondé, la pensée que ta main parcours le monde sans moi, les manuels qui pèsent lourd, j’apprendrai bien en route. Le sac tombe à pic dans la rivière voisine.
Les chatons me suivent comme des petits cannetons. N’ayez crainte, moi aussi, je découvre seulement la lisière de forêt, mais cette fois-ci, j’ai envie, on essaye à ma façon.
C’est le moment d’inventer des mondes en n’ayant plus que des cailloux et les plumes d’un oiseau. Dans ce cas, je vais compter sur moi pour
choisir le décor : le bleu qui m’accompagne voudra dire sérieux pour que ça rime d’abord. Parce que la joie, la sérénité et l’enthousiasme, c’est sérieux. En regardant de près, on pourra y trouver des nuances de confiance et de stabilité
nommer les personnages : je t’appellerai ami pour que soient plus légers nos prochaines retrouvailles et je m’appelle gardienne, c’est un prénom que j’avais oublié de te présenter
Ensuite, il y aura des talismans à fabriquer, des formules à réciter. Je m’entraînerai seule et avec toi. Je te donne rendez-vous à la maison de pain d’épice, la sorcière n’est pas là.
Tu me reconnaîtras même si je décide que cette année l’hiver est ma saison préférée, même si je suis un peu moins égoïste, même si je parle une langue un peu changée. La nostalgie, je l’ai mise dans le sac, maintenant, je suis en route, je suis aventurière du jour qui se lève.