Journal de Louve #59 Arracher les corps
Je me jette, oui, dedans. Parce que je trébuche, parce que je me trompe. Parce que je dois.
Je m’enfouis dans les autres. Je m’y perds, après.
Il faut que je m’y confonde à peu près, dès les premières rencontres. Il faut, si désespérée, que je halète d’avoir couru si vite, fusionner si fort.
Je veux rentrer dans les pensées, dans la poche, dans le corps. Je veux trouver l’autre et qu’il me trouve aussi.
Puis à force de dire, à force de vivre, des petits bouts de réel ne s’alignent pas.
Il y a des ruptures, des frottements qui accrochent. Et plus on se voit, et plus nos corps s’achoppent.
Je préfère faire semblant, je préfère bien menteuse, tenir poings serrés mon rêve de symbiose. Cette fois je m’applique j’en suis sûre, on ne pourra faire qu’un et l’on se comprendra. Je ne serai pas seule. Je veux lui plaire, toujours aller dans la même direction, ne jamais voir l’écart que nos corps qui s’éloignent pourrait révéler.
Mais les acharnements, ça fait toujours des trous. Je ne peux plus ignorer. C’est la rage qui naît de la fusion manquée. Il me faut faire le deuil, nous ne serons que moi d’un côté et toi de l’autre. Toi qui a trahi la promesse que j’avais fait pour deux. Tu n’avais rien demandé. Toi qui monte l’escalier en disant que ce que je dis commence à te mettre en colère, et je m’écroule en moi.
Nous ne ferons jamais partie l’un de l’autre. A quoi bon.
Nos corps sont en train de s’arracher vivement, j’ai la peau irritée du courroux que la distance lui cause. Nous, en dissociation. Nous, deux êtres et le vide au milieu.
Tu es à genoux devant mon visage que tu voudrais prendre dans tes mains. Quelque chose nous retient. Puisque plus jamais je ne pourrai croire à ce rêve de symbiose, que nous l’avons gâché, j’avais tendance à croire quand j’étais dissipée, qu’il fallait recommencer. Retrouver quelqu’un d’autre, faire nouvelle expérience qui se déroulera de la même façon et jusqu’à m’épuiser.
Mais tu m’appelles et je récite l’enchaînement du méfait, plutôt que te rejeter. Tu me conseilles de marcher, peut-être aller moins vite. Une histoire de chaussures et des journées sans heures. De m’approcher petit à petit des oiseaux de passage, d’observer.
J’ai encore des brûlures des fusions arrachées. Tu as mis des années à ajuster ton langage pour marcher avec moi, maintenant tu as le loisir de venir et d’aller. On peut tout traverser. Que veut-on traverser ?
Je ne sais si observer les oiseaux avant de leur donner mon corps en pleine pâture suffira à aller de l’avant sans revenir en arrière. Prendre le temps déjà, c’est choisir ce qu’on donne. Cela risque fort d’éviter la pâture, ainsi que les regrets.
Je suis responsable du rythme raisonné pour ne pas jeter aux autres mes violences incarnées. Je ne dois pas marcher sur les plumes, je dois les ramasser. Je dois écouter et trouver, dans les silences, la place de m’installer, selon l’espace qu’il y a. Me faire de la place si j’ai envie de plus, après avoir dessiné des croquis s’il le faut des années, et pas tout renverser. Je dois être prudente, je dois être patiente. Tu m’impressionnes de déjà le savoir, tout cela. A moi de cheminer, et de m’émerveiller de l’apprendre à présent.
Si l’on dit à un loup minute papillon, c’est peut-être le moment de passer une minute entière à regarder qui est l’autre et, sans me projeter. Il faut beaucoup de voyages après tout, puisque s’aimer c’est aimer traverser le monde de l’autre, sans rien abimer.