Bercée par la poésie de « Nos souvenirs sont des fragments de rêves » de Kjell Westö
Le roman de Kjell Westö « Nos souvenirs sont des fragments de rêves » m’a semblé au premier abord … inabordable. Il faisait partie d’une liste de livres que j’avais à lire pour un cercle de lecture, je dois avouer que les premières pages m’ont demandé un effort. Finalement, je suis tombée pleinement dedans, et me suis fait rattraper par nombre de questionnements que posent les choix littéraires de l’auteur.
Quelle place donne-t-on au lecteur du roman ?
Imaginez que vous venez d’entrer dans une grande famille dont on ignore tout. On ne parvient pas à saisir l’histoire si complexe de ces personnes ayant tant vécu ensemble et à recréer tous les liens au fil des conversations rapides.
On ne cerne pas tous ces éléments spécifiques qui les relient les uns aux autres, on ne mesure pas ou parfois, on ne perçoit même pas les enjeux de ces relations qui ne nous sont pas du tout familières. On ne voit pas toutes les couleurs de ces histoires qui ont commencé il y a si longtemps, simplement en écoutant le récit de ces personnes inconnues.
Voilà la position dans laquelle le lecteur est placé au départ. Ce roman peint admirablement la complexité des individus dans leur psychologie et des relations sociales. Il pointe du doigt les rencontres de milieux sociaux différents grâce aux personnages qui les incarnent.
Lectrice de ce roman, j’ai trouvé d’abord de l’inconfort à cette place qui m’était donnée. Un sentiment de malaise provenant de cette position de voyeur assistant au récit personnel et même intime et détaillé d’événements parfois anecdotiques d’une vie. Je me suis demandée durant de nombreuses pages, pourquoi cette vie si personnelle m’était donnée à voir :
Plusieurs périodes ou ères de la vie du narrateur. Et parallèlement, en toile de fond, différentes périodes culturelles communes que l’on devine aux références utilisées.
J’admire finalement l’inconfort authentique dans lequel nous sommes plongé. En tant que lecteur, tant de questions surgissent sur les personnages, et l’on prend du plaisir à y trouver des bribes de réponses, même si certaines resteront toujours en suspens.
Comment écrire une histoire à partir de souvenirs provenant d’une mémoire faillible ?
L’évocation des souvenirs semble être l’un des enjeux majeurs du récit. Les événements sont restitués de manière extrêmement détaillée si bien que je me suis interrogée très tôt sur l’authenticité de ce qui est censé provenir de la mémoire d’un être humain, une mémoire subjective mais également faillible. Les dialogues sont retranscrits par le narrateur en utilisant peu de modalisateurs de discours. Il n’y a pas de « peut être », de « je crois qu’il a dit ça ». Le narrateur ne semble tout d’abord jamais mettre en question la fiabilité de ces souvenirs. Cette assurance, confortable pour lui (et pour le lecteur) est alors compromise par la suite et génère en lui un sentiment d’insécurité, voire un ébranlement puisqu’il devra désormais s’en remettre aux autres pour tenter de combler les morceaux erronés de sa mémoire.
Il semble alors se donner pour quête de restituer les manques. Mais est-il possible de retrouver tous les morceaux de son passé ? La question finalement qui se pose à la fin du roman est peut-être celle de l’utilité de cette quête du rassemblement des morceaux de soi. Le narrateur ne sait-il pas qu’il ne reconstituera jamais en entier cette entité « vie passée » qu’il s’efforce de retrouver dans un désir de définition de soi ?
Ce personnage-narrateur donne donc une image juste de la difficulté à raconter son passé au gré des failles de sa mémoire. Mais étant lui-même écrivain, il rend aussi compte des dessous de sa mise en scène au lecteur. Il rectifie ce qu’il avait donné dans un premier temps comme les faits réels afin de permettre au lecteur de saisir toute la complexité des événements dans un deuxième temps. Mais est-ce au risque de perdre la confiance du lecteur en la véracité des faits racontés ? Cette stratégie d’écrivain est elle utilisée afin de permettre au lecteur de mieux accéder à l’histoire réelle ou est-elle une manipulation de la part du personnage qui porte le récit, et dans quelle but ?
Le lecteur peut-il croire en l’honnêteté de celui qui raconte l’histoire ?
La narrateur également écrivain trompe-t-il le lecteur ou se trompe-t-il plutôt lui-même ? S’il semble décrire de manière authentique les relations qui l’entourent, même si elles ne le mettent pas en valeur, on peut se demander si ce n’est pas une volonté pour le narrateur de mieux cacher ce qu’il veut réellement garder secret.
Le récit des événements rend compte de ses actes et prend parfois la tonalité de confessions au lecteur, à qui il parle directement. Cependant, qui dit confession dit aussi qu’il pourrait résider en lui une attente de convaincre son lecteur de quelque chose. Il aborde plusieurs sujets de son histoire personnelle : l’installation d’une relation de domination entre lui et un ami dès l’enfance, l’attirance magnétique d’une relation amoureuse ou le refuge qu’elle peut aussi représenter.
Cependant, le narrateur se place dans une position d’observateur des événements passés ainsi que de lui même et reste de manière générale assez pudique sur ses sentiments. Il se tient à l’écart du lieu de l’action, reste discret au point de ne jamais révéler son nom. Cette inaccessibilité renforce cette image d’esprit libre que le narrateur-personnage essaie de donner à voir. Il se met donc en scène avec une authenticité dosée. Pourtant, ce personnage de l’écrivain qui choisit scrupuleusement les morceaux de sa vie à donner au lecteur et comment il les lui donne, insiste pour se donner à voir comme une personne honnête désireuse d’être également juste avec les autres. Il sait saisir ses propres contradictions grâce à une ironie subtile envers lui-même.
Je me demande aussi si ce personnage principal, voix du roman, et pourtant si discret, n’est pas finalement l’ensemble formé par tous les personnages du roman qui renverraient tous à certaines facettes de lui : le rival, le juge, l’obsession de l’intense, la raison, la sécurité … Facettes qui lui seront renvoyées inlassablement tout au long de sa vie comme les mêmes « démons » de l’esprit qui l’obsèdent.
La théorie du miroir en développement personnel explique que ce que nous recevons des autres dans notre vie serait un reflet de soi-même. Le roman d’un écrivain en est il un autre miroir ? Nous renvoie-t-il fidèlement à nos propres obsessions ?
Le réel écrivain, Kjell Westö nous offre un roman certes, long mais surtout extrêmement dense, abordant de nombreuses problématiques laissées en suspens sans jamais y répondre. Il saisit les personnages dans une complexité extraordinaire et nous les rend familiers, mystérieux et insaisissables.
Quel est le lien réel entre lui et son personnage sans nom à qui il confie la narration ? C’est la question qui résonne le plus en moi.
Pourquoi lire ce roman ?
- Pour se noyer dans l’ivresse magnifique d’une relation amoureuse obsessionnelle et passionnée et retrouver la sensation de l’âpre nostalgie que laisse notre amour perdu.
- Pour ressentir ce que c’est que courir éperdument après le bonheur, et le chercher dans son passé peut être jusqu’à la fin, sans l’y trouver. Se demander alors si peut être le bonheur ne naît que de l’idéalisation de souvenirs, de moments révolus qui ne nous appartiennent plus tout à fait.
- Pour renouer avec cette part de nous, qui, à l’image du narrateur saisit la vie comme une succession de défauts, de manques et de frustrations. La vie n’est jamais exactement ce que l’on aurait voulu qu’elle soit. Et c’est vrai que c’est aussi ça.
- A l’image du titre, pour trouver quelques touches poétiques qui illustrent les rares instants de grâce du quotidien, comme le rire de Stella qui « roule comme des perles de verre sur un sol en pierre inondé de soleil ».
Et vous, avez vous lu « Nos souvenirs sont des fragments de rêves » ? Quelles sensations vous a t’il laissé et qu’en avez vous gardé ?