Les chroniques,  Pêle-mêle

Les relations dans des petites boîtes carrées

J’entends parfois, lors de conversations abordant la sensation d’isolement liée au confinement le ça pourrait être pire de circonstance : « Heureusement qu’il y a les réseaux sociaux ».

Quelle chance ! Nous avons la possibilité de voir en vidéo une personne qui se situe physiquement à des centaines voir des milliers de kilomètres de nous. Parfois, cette personne se trouve à quelques kilomètres à peine, mais nous ne sommes plus autorisé.e.s à la fréquenter, puisque notre responsabilité à se tenir en présence de connaissances, d’ami.e.s ou de membres de la famille aptes à nous faire part de leur consentement n’est pas reconnue.

Si l’on avance un peu la bande, l’argumentaire de ces personnes est souvent le suivant : « Mais si, tu ne te rends pas compte, on a tellement de chance ! Comment on aurait fait au Moyen-Age, si l’on avait pas Skype ou Messenger ? On aurait été confiné.e.s seul.e.s et l’on aurait eu aucun contact humain pendant des mois ! »

Mon frère m’a expliqué tout d’abord que l’on disait « Ère médiévale » et j’en prends note. Mais l’on s’écarte du sujet principal. Rassurez-vous, je ne vais pas passer un article à faire ma rabat-joie. Cependant, si l’on cherche un peu à sortir de ce dualisme entre le-la rabat-joie de service et l’optimiste chronique qui cherche le bon côté à chaque situation, on peut tenter de réfléchir ou de philosopher un peu, afin d’élargir notre champ de vision.

Image Pixabay

Qu’est-ce qu’être ensemble ?

L’utilisation massive des outils de discussion vidéo m’amène à me poser la question suivante : qu’est-ce qu’être ensemble tout d’abord, et aussi qu’est ce qu’être bien ensemble ?

Être ou exister ensemble suppose un élément commun sur lequel s’appuie la relation : un contexte. On peut exister ensemble dans un lieu et dans un temps commun.
Lorsque nous ne pouvons pas être en présence de l’autre dans ce même espace-temps, le lien relationnel peut exister par le biais d’un objet qui perdurera au delà de notre présence : c’est le cas du post-il que l’on laisse à la personne que l’on aime sur le miroir pour qu’elle le trouve après son réveil plus tardif que le nôtre. C’est le cas, aussi, de la lettre délivrée par le.la facteur.rice quelques jours après notre rédaction de celle-ci, ou du cadeau qu’on envoie à sa mère pour son anniversaire. L’objet, porteur du message empreint d’un sentiment, respecte consciencieusement les lois naturelles de la réalité puisqu’il voyage nécessairement dans le temps (et parfois dans l’espace) pour trouver le destinataire absent au moment de son élaboration. L’objet, entre les mains du destinataire, avec ou sans mots écrits, incarnera matériellement le morceau d’un partage de soi.

L’utilisation tout à fait banalisée aujourd’hui des outils de communication audio et vidéo crée une évolution considérable des possibles puisque l’on n’admettait pas auparavant qu’il soit conforme à la réalité de voir une personne en direct et de discuter avec elle instantanément, si elle n’est pas physiquement présente. Guillaume Plaisance parle d’un espace-temps distendu (dans son article Internet, dynamite ou ciment du lien social que vous pouvez trouver ici.) où l’on peut jouer avec le temps et le contexte d’un message, puisque l’on peut, par exemple, programmer un message ou encore, modifier l’heure de son apparition dans le passé. Ce qui questionne sur l’authenticité des relations, puisque toute rencontre et partage entre deux personnes ne peut s’inscrire que dans un contexte unique pour que son sens soit vrai. A chaque occurrence, à chaque nouvelle rencontre ou nouveau partage, la relation fluctue. Les contextes se succèdent, proposant des possibles, arpentés par les personnes qui choisissent l’une et l’autre, en même temps, dans quelle direction amener la relation, à chaque instant. La biaiser en modifiant ou supprimant des éléments liés au contexte fausse la relation.

Avec les outils de visionnage en direct, l’illusion de la présence de l’autre qui ne reste que parcellaire, tout en donnant l’illusion d’un tout, a été banalisée avec brio. Il arrive dans les conversation que l’on ne sache plus si se voir signifie que l’on vous propose un rendez-vous physique ou « en visio ». Et pourtant, il y avait bien déjà le téléphone, qui ne nous permettait d’accéder à une version encore plus amputée de l’autre, pourrait-on dire. Est-ce l’influence de notre société rationaliste à outrance qui ne croit que ce qu’elle voit, qui nous amène à nous satisfaire d’une image sur écran (parfois à contre-jour) de notre interlocuteur.rice ?

Que vous le partagiez ou non, mon avis est que le téléphone a quelque chose d’un peu plus charmant, car de non-mystificateur. Les silences intenables. Les voix qui recommencent en même temps à parler à l’aveugle. Tout cela a quelque chose de bien authentique et de ludique qui permet un partage de soi à travers la voix sans brouiller les pistes.
Lorsque l’on rajoute l’image, on se vend à soi même une illusion de réalité. On se nourrit de bonbons, de chocolats et de sucre qui pétille sur la langue, le problème vient du fait que l’on oublie de se nourrir en substance. Le contrat n’est plus du tout un explicite jeu de voix où les yeux ne sont pas de la partie, mais une image menteuse comme un arracheur de dents qui voudrait nous vendre la relation avec un tas de pixels brouillés. Pendant le confinement, comme l’accès à la nourriture saine est bloqué – non, disons le mot, interdit – c’est Mac do à tous les repas. C’est peut-être moins pire que de ne rien manger du tout, de tourner en rond seul.e dans son 10m². Mais cela peut-être une vraie question que de se demander où situer notre ambition.

Souhaitons-nous accepter que la norme en matière de relations soit de regarder des gens dans une petite boîte carrée pendant 1h 42min 53 sec, de demander à la voix grésillante de répéter la phrase plusieurs fois jusqu’à hocher la tête sans avoir compris, en trinquant avec la webcam ?

Il y a des personnes avec qui l’on a juste à vivre.

Pour mon anniversaire, l’année dernière, Hugo m’a emmenée dans un bar à chats. Nous avons passé plus d’une heure et demie dans le café à regarder les chats jouer ou dormir. Je me souviens qu’il s’est amusé à réaliser des personnages en sculptant la mousse de son café avec le bout de sa cuillère. Ce qui m’a surprise, à l’époque, c’est que nous n’avons pas eu de grande conversation. J’ai quitté le café, la nuit était tombée. J’avais un sentiment de plénitude et d’avoir construit, avec lui, une véritable intimité.

Il y a des personnes avec qui nous avons juste à vivre. Pas à parler. Partager un espace-temps c’est aussi l’occuper pleinement, chacun.e avec sa présence, vivre des expériences ensemble.

Peut-être aussi, que si nous n’avions pas toutes ces alternatives refuges que sont ces relations écrans, nous n’accepterions pas de ne pas voir pour de vrai notre famille et nos ami.e.s. Peut-être que nous trouverions inadmissible de nous priver autant de notre indispensable besoin de partage humain. Peut-être verrions-nous des personnes appartenant à un cercle restreint, en faisant bien attention à prendre soin d’elles.
Nous apprendrions à leur demander leur consentement quant au fait de se retrouver dans un espace intérieur en leur présence, à mettre en place des conditions consensuelles de rencontre, à prendre en compte leur aisance ou leur peur vis à vis de la transmission d’un virus et de bien d’autres choses finalement, qui nous appartiennent entièrement.

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